Exposition en deux lieux, à la Galerie Polomarco et sur la Promenade St-Antoine (en extérieur)
Horaires : lundi à vendredi (9h à 18h), samedi et dimanche (13h30 à 18h)
Les deux photographes, Isaac Diggs et Edward Hillel, ont choisi la perspective du combat culturel pour rendre compte de façon rétrospective du berceau de la musique électronique: Détroit. Rappelons que Jeff Mills, DJ mondialement connu, y avait lancé avec Mike Banks (présent sur les photographies exposées), dès 1990, le mythique label au nom programmatique Underground Resistance. Déjà la première collaboration de Diggs/Hillel portait sur un haut lieu de la culture afro-américaine: Harlem à New York, lieu d’habitation des deux photographes. Dans les deux cas, les artistes déjouent les attentes simplistes. Ils déconstruisent les clichés associés aux centres névralgiques de la culture afro-américaine. Ainsi, le quartier au nord de Manhattan occupe une place prépondérante dans l’histoire de la photographie du noir et blanc, un peu à l’instar des mines de charbons. Diggs et Hillel prennent le cliché à contre-pied et photographient la ville en Kodacolor pour ainsi faire ressortir les couleurs criardes de la propagande publicitaire néo-libérale qui marque aujourd’hui le paysage urbain de Harlem, aboutissant à la publication «125th: TIME IN HARLEM». Pour leur plus récent travail en commun, ils ne semblent pas être indifférents au plus beau livre photographique captant le monde du jazz, «The Sound I Saw» de Roy de Carava. Ils s’intéressent autant à ceux qui font la musique, qu’au contexte politique, social et urbain dans lequel la musique, ici l’électro, jaillit.
À Détroit, le duo contredit avec sa recherche le cliché d’une ville morose associée au déclin de l’industrie automobile, en mettant l’accent sur les initiatives d’auto-gérance qui s’approprient des lieux abandonnés. D’autres photographes, tels que Andrew L. Moore ou Marchand & Meffre, se sont vautrés dans l’esthétisation des ruines de la ville, qui était l’une des plus prospères des États-Unis grâce à l’essor de l’industrie automobile sous l’impulsion de constructeurs tels que Henry Ford, William Crapo Durant (General Motors), les frères Doge et Packard ou encore Walter Chrysler, qui y ont monté, dès le début du 20ème siècle, le plus grand pôle d’usines d’automobile au monde. Dès les années 1960, Détroit ne rayonne plus seulement grâce au vroum-vroum des voitures, mais aussi comme centre névralgique d’une nouvelle musique complètement électrisante, la soul music. C’est Berry Gordy qui, avec son label Motown, propulse la musique afro-américaine dans les charts du monde entier (des Blancs), avec des futures stars telles que les Jackson Five, et plus tard Michael Jackson, Diana Ross et les Supremes, Smokey Robinson, Gladys Knight, Marvin Gay, Stevie Wonder, The Pointer Sisters, etc.
1967, 24 ans après les émeutes de 1943, éclatent encore une fois à Détroit les émeutes les plus sanglantes et destructrices de l’histoire des États-Unis, avec 43 morts, principalement afro-américains, abattus par les services d’ordre. La police procède à plus de 7200 arrestations et environ 2000 édifices sont détruits. La raison est toujours la même: les conditions de vie dégradantes des anciens esclaves. À partir des années 1970, la population blanche délaisse de plus en plus la ville – aujourd’hui 80% de ses habitants sont afro-descendants. Durant les années 1980 et 1990, la crise de l’automobile s’aggrave avec la concurrence japonaise et la robotisation de la production. La ville s’enfonce dans une dette abyssale de 18,5 millions de dollars et le maire de Détroit envisage même sérieusement, en 2013, de vendre les œuvres d’art du célèbre Detroit Institute of Arts pour une estimation de 15 millions de dollars. À la suite de cette nouvelle qui fait le tour du monde, Diggs et Hillel commencent à réfléchir à une approche adéquate de la Motor City, qu’Isaac Diggs fréquente déjà depuis 2011, mû par son amour pour la musique électro. Il y réalise déjà des clichés de repérages et fait de premières connaissances en vue de son futur projet. La première prise photographique a lieu en 2016 et la dernière juste après la pandémie du virus Covid-19, qui a considérablement impacté les plus démunis, dont une grande partie sont issus de la population afro-américaine. Après les mobilisations mondiales suite au meurtre de l’Afro-Américain George Floyd, qui ont donné naissance au mouvement «Black Lives Matter», le livre ELECTRONIC LANDSCAPES: MUSIC, SPACE AND RESISTANCE sort en 2021 chez l’éditeur +KGP. Il est rapidement épuisé.
Les deux artistes venus de Harlem tiennent à exprimer leur reconnaissance envers DJ John Collins pour leur avoir ouvert les portes des antres des acteurs de la scène techno de Detroit. John Collins, qui figure aussi avec un texte (co-écrit avec Carla Vecchiola) dans le livre, sera notamment présent à Genève lors du vernissage de l’exposition pour un DJ set le 18 avril, suivi d’une discussion avec les deux photographes le 19 avril et d’une soirée clubbing le 20 avril. Plus de 35 ans après le début de la première vague électro, l’approche historisante des deux New-Yorkais se concentre sur une mise en valeur de la notion de «Blackspace», ces lieux que les Afro-Américains se sont appropriés pour se tenir hors d’atteinte des racistes, espaces culturels et physiques confondus. La mort de George Floyd l’a encore montré à ceux qui n’en sont pas conscients : la société américaine est raciste dans ses bases. La violence sociale vise les personnes qui exécutent les tâches les plus ingrates, les plus dures et les plus mal payées. Elles sont largement exclues d’une éducation et de soins de santé dignes de ce nom. Aux États-Unis, le racisme est systémique et la violence meurtrière est constituante de son histoire, à commencer par l’extermination des peuples indigènes, suivie par la violence esclavagiste.
Isaac Diggs et Edward Hillel nous montrent la vivacité du milieu musical afro-américain de Détroit avec ses liens de solidarité et ses réseaux d’entraides. Le lent renouveau de la ville est aussi le résultat des mouvements d’autogestion et pas seulement des spéculateurs immobiliers qui font fuir les plus pauvres. Et ce mouvement n’est pas uniquement porté par des hommes: des femmes aussi, telles que Stacy «Hotwaxx» Hale, la «Godmother of House», jouent un rôle majeur. (Elle aussi sera présente à Genève pour un DJ set le 10 avril et un workshop le 9 avril). Maints artistes ont retapé des maisons et des bâtiment abandonnés, dans un but également d’usage commun. Chicago, par exemple, connaît des mouvements similaires, à l’instar de celui du célèbre artiste plasticien Theaster Gates (Documenta 2012, Biennale de Venise 2015), qui mobilise des quartiers entiers avec sa Rebuild Foundation en vue d’insuffler une deuxième vie à des bâtiments du South Side de Chicago, pour en faire des cinémas, bibliothèques ou autres archives.
L’exposition genevoise est montée sur le même principe que le livre: au début, à l’exemple d’un long travelling, le spectateur est guidé du centre-ville de Hart Plaza, dessiné par Isamu Noguchi avec sa grande fontaine-douche en mémoire au sénateur et défendeur des droits civils Philip Hart, vers les quartiers adjacents sur Gratiot Avenue, dont un segment, avec ses «People Records», a été baptisé «Techno Boulevard», proche d’Eastern Market qui propose des fruits et des légumes de l’agriculture urbaine. Puis nous passons par «John’s Carpet House», qui n’est qu’un terrain vague durant la semaine mais un haut lieu de musiciens locaux avec un penchant pour le blues pendant le week-end; plus loin, on aperçoit l’une des rares ruines photographiée par Diggs et Hillel, le «Packard Plant» (transformé par un groupe de Hip-Hop en un espace créatif pour leur propre production), sur le chemin vers Hamtramck avec ses «Record Stores». Cette ville, anciennement appelée la «petite Varsovie» et visitée par l’extrême conservateur pape Jean-Paul II, est devenue entre-temps la première ville américaine à la plus grande majorité d’habitants musulmans, suite à une vague d’immigration du Bangladesh et du Yemen. La suite du travelling nous mène vers le nord-ouest, plus loin vers le «Eight Mile Wall» – le mur de la honte embelli aujourd’hui par des graffitis. Il a été construit par un promoteur immobilier dans les années 1940 pour protéger un nouveau quartier de Blancs de leurs voisins noirs. Plus loin, le Northland Roller Rink, lancé par Kenny Dixon Jr, accueille les «soul skaters». C’est lui le «Moodyman» qui a été arrêté en janvier 2019 par dix policiers armés, incapables de s’imaginer qu’un homme noir puisse avoir acquis par la voie de la légalité une maison et une voiture, donc les siennes!* Il a lancé le label «Mahagoni Music» et accumulé la plus grande memorabilia de Prince hors de Minneapolis. En face de sa maison, se trouve le fief d’«Underground Resistance». Les rideaux violets sur les fenêtres sont un hommage au compositeur de «Purple Rain», l’artiste qui a influencé la scène musicale de Detroit et qui, en retour, a été durablement contaminé par l’une des scènes musicales les plus vivantes. La plupart des DJ, musiciens, compositeurs, interprètes, producteurs et autres activistes de la scène musicale a bien compris la leçon: ne faire confiance qu’aux acteurs des structures autonomes. Les trahisons et déceptions générées par les requins majoritairement blancs se comptent à la pelle! Robert Hood, co-fondateur d’«Underground Resistance», résume très bien l’histoire de la scène électro de Détroit de ces derniers 35 ans: «Nous étions également opposés à l’industrie musicale, au monde des affaires qui vous vole votre âme. … Nous ne voulions pas être contrôlés, nous prenions le contrôle! Malcolm X rencontre Kraftwerk»*.
Curation : Joerg Bader pour jb books & projects